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histoire

La lutte contre l’eau, vecteur de l’identité néerlandaise

Par Lotte Jensen, traduit par Marcel Harmignies
18 octobre 2021 12 min. temps de lecture

Cette année, cela fait six cents ans qu’a eu lieu le déluge de la Sainte-Élisabeth, l’une des plus grandes inondations ayant jamais frappé les Pays-Bas. La lutte séculaire contre l’eau a induit aux Pays-Bas un fort sentiment de solidarité, nourri par une culture vivace de la mémoire. Deux émotions opposées s’y expriment.

Dans la nuit du 18 au 19 novembre 1421, la digue entourant le Grote Waard a été rompue par une forte tempête en Hollande-Méridionale, entraînant des conséquences catastrophiques. Quelques dizaines de victimes par noyade et d’énormes dégâts matériels. Ce fut aussi un désastre économique: de grandes parties du Grote Waard étaient devenues incultivables. Beaucoup d’habitants de cette région naguère si prospère se trouvaient du jour au lendemain privés de leur source de revenus et de leur approvisionnement alimentaire.

Le raz de marée de la Sainte-Élisabeth fait partie des inondations les plus célèbres de l’histoire des Pays-Bas, avec la catastrophe de 1953 qui a touché essentiellement la province méridionale de Zélande. Ces tragiques événements sont gravés dans la mémoire collective des Néerlandais grâce à une culture de la mémoire vivace: jusqu’à ce jour, celle-ci a été maintenue présente à travers des sites Internet, des articles de presse, des livres pour enfants, des films documentaires, des peintures, des musées et des centres d’information.

Dans la culture nationale du souvenir entourant les deux catastrophes se trouve un paradoxe intéressant. D’un côté, il s’agit d’événements traumatisants du passé mettant à nu la vulnérabilité des habitants des Pays-Bas: ils n’ont que trop souvent perdu le combat contre les éléments naturels. De l’autre, les deux inondations en appellent à un sentiment national qui va de pair avec une certaine fierté. En effet, l’idée que les Néerlandais peuvent maîtriser l’eau comme personne d’autre grâce à leur esprit pionnier, à leur capacité de collaboration et à leurs innovations technologiques, est au moins aussi solidement ancrée dans la mémoire collective. Après l’inondation de 1953, on a réalisé le plan Delta, considéré comme une «merveille du monde moderne» et qui force l’admiration dans le pays comme à l’étranger2. La zone qui se retrouva immergée après le raz de marée de la Sainte-Élisabeth attire maintenant des milliers de touristes chaque année pour les innombrables criques que l’on peut parcourir en petits bateaux électriques. C’est une source de revenus importante. Les Néerlandais ont, de cette manière, encore imposé leur volonté à l’eau.

Vulnérabilité et fierté, peut-on dire, courent comme un fil rouge à travers l’histoire de l’eau aux Pays-Bas. Ces deux positions fondamentales peuvent aussi expliquer pourquoi nous en sommes venus à considérer la lutte contre l’eau comme un élément de l’identité néerlandaise: elles ont donné au cours des siècles une ferme impulsion au sentiment d’unité nationale. Ainsi la conscience de la vulnérabilité, représentée dans la menace éternelle du waterwolf (le loup marin), a impliqué la nécessité constante de travailler ensemble. En temps de catastrophe, quelque chose s’y est ajouté, à savoir le besoin généralisé d’aider les compatriotes en organisant des actions caritatives à grande échelle. Une fois la crise passée, cela déchaînait un nouveau sentiment d’unité, mais alors sous forme de fierté: les sauveteurs étaient récompensés, les rois et les reines fêtés et l’ingéniosité technique saluée.

Luctor et emergo

Au cours des siècles, les médias culturels ont joué un grand rôle dans l’exacerbation des sentiments d’unité. Après une inondation, les écrivains ont toujours pris la plume pour rendre compte des événements par des poèmes, des sermons, des récits, des mémoriaux, des chansons et des pièces de théâtre. De plus, on publiait des impressions visuelles sous la forme de gravures et de peintures. La répétition sans fin de clichés et de motifs a engendré un répertoire d’images copieux dans lequel les auteurs et les artistes venaient continuellement puiser.

Un récit lie toutes ces histoires et ces images ensemble. Je l’appellerais le récit luctor et emergo. Littéralement, cette sentence latine signifie: je lutte et je m’élève. Elle date d’avant la révolte des Pays-Bas contre les Espagnols (1568-1648) et est devenue la devise de la Zélande. Dans un sens métaphorique, la devise s’applique aussi à la représentation culturelle néerlandaise des inondations. Avec le temps, le message central des écrivains, journalistes et artistes était que les Néerlandais pouvaient surmonter toutes les catastrophes, aussi pénibles que soient les circonstances. Le sentiment d’unité constituait la clé de la résilience et du redressement. Jusque dans les années 1960, cet appel à la solidarité était le plus souvent motivé par la religion.

les graveurs et les écrivains faisaient fréquemment usage de symboles qui exprimaient en même temps la vulnérabilité et la résilience

Le récit luctor et emergo a pris forme de différentes manières dans l’imaginaire culturel: à travers des symboles récurrents, des modèles et l’accent mis sur la solidarité dans la parole et l’image. Tout d’abord, les graveurs et les écrivains faisaient fréquemment usage de symboles qui exprimaient en même temps la vulnérabilité et la résilience. C’est le cas, par exemple, de l’image de l’enfant dans le berceau. Ce motif remontait à un retable qui, vers 1490, avait été réalisé en hommage à la générosité avec laquelle les habitants de la ville de Dordrecht avaient accueilli les victimes de la catastrophe de la Sainte-Élisabeth. Il est maintenant accroché au Rijksmuseum d’Amsterdam. Sur la toile, on voyait une scène où un chat tenait en équilibre un berceau avec un bébé. Cette image a été utilisée à nouveau dans les siècles qui ont suivi, dans d’autres contextes, des poèmes sur le déluge de Noël de 1717 aux bandes dessinées et aux films sur le raz de marée de 1953. C’était le symbole de l’instinct de survie, de l’espoir et de la providence divine – via la référence biblique à Moïse dans le panier.

Une deuxième image iconique est celle du waterwolf, le loup marin. Des écrivains et des illustrateurs ont décrit d’innombrables fois comment les Néerlandais réussissaient à maîtriser le waterwolf. De cette manière, ils représentaient la mer ou les rivières comme une bête avide, affamée de terres et de noyés. Le poète du XVIIe siècle Joost van den Vondel a décrit l’assèchement du polder du Beemster (Hollande-Septentrionale) en 1612 sous la responsabilité de Jan Adriaanszoon Leeghwater comme une victoire du lion hollandais sur le féroce loup marin. L’assèchement du lac Haarlemmermeer en 1852 fut à nouveau fêté comme un triomphe sur le loup marin. Depuis lors, le loup marin est devenu une figure consacrée dans l’imaginaire relatif à la lutte contre l’eau. Par exemple, André Nuyens a publié en 2006 le livre pour enfants De waterwolf (Le Loup marin) sur l’onde de tempête de 1675.

Deuxièmement, les récits pullulaient de modèles héroïques. Dans les livres pour la jeunesse consacrés à la catastrophe de 1953, des garçons courageux jouaient remarquablement souvent le premier rôle, auxquels les lecteurs pouvaient s’identifier. Un titre comme Karel redt zijn moeder (Karel sauve sa mère) en dit long – l’illustration sur la couverture montrait à quoi ressemblait la bravoure. Dans une bande dessinée récente de Marc Verhaegen et Jan Kragt intitulée Strijd tegen het Water (Lutte contre l’eau, 2011), nous faisons la connaissance de Pierre, altruiste et bien musclé, qui prend part aux opérations de secours en Tchéquie et en Angleterre. Entre-temps, par l’intermédiaire de son père, nous portons un large regard rétrospectif sur les inondations de 1953. La solidarité – c’est l’idée sous-jacente – se transmet de génération en génération. Détail sympathique: à un certain moment, un petit berceau passe en flottant.

Le modèle (de fiction) le plus connu est peut-être bien Hansje Brinker, qui a réussi à empêcher une inondation en mettant son doigt dans le trou d’une digue. Grâce aux travaux de recherche de l’ingénieur hydraulicien Bart Schultz, nous savons aujourd’hui que ce récit vient d’un conte français pour les enfants. Le héros est devenu célèbre par le roman américain Hans Brinker or the Silver Skates (1865) de Mary Mapes Dodges et il est l’un des symboles de la lutte des Néerlandais contre l’eau. On trouve à Spaarndam (Hollande-Septentrionale) une statue de Hansje Brinker, et son histoire est considérée comme «une histoire hollandaise traditionnelle».

En plus des modèles fictifs, il existait aussi d’autres figures de proue de la lutte contre l’eau: les rois et reines néerlandais. Les images où l’on voit la reine Wilhelmine et la reine Juliana rendant visite aux victimes des inondations sont emblématiques. Leur visite aux nécessiteux rayonne de compassion, d’implication et de solidarité nationale. Cette tradition de l’image remonte au début du XIXe siècle, quand Louis Napoléon, roi de Hollande, est allé visiter les lieux touchés par les cataclysmes. Quand, en 1808 et 1809, de grandes inondations frappèrent la Zélande et la Betuwe, le roi s’est précipité sur les lieux de la catastrophe pour exprimer son empathie avec les victimes. Il est aussi venu concrètement en aide par des dons importants, en mettant en place une administration nationale des secours et en investissant dans la gestion de l’eau. Son engagement envers la population a été largement évoqué dans la presse et représenté par les graveurs. Il lui a valu le surnom de «père des malheureux».

Depuis cette époque, les rois et les reines ont d’autant plus conscience qu’une tâche leur incombe en temps de désastre: cela peut même profiter à leur popularité de monarques quand ils se montrent impliqués avec la population. Prenons, par exemple, le roi Guillaume III qui s’est mis en évidence durant les grandes inondations de 1855 et 1861 dans la zone fluviale. Il a visité les régions sinistrées, versé des sommes considérables et coordonné des collectes nationales. Son engagement a été salué dans des chansons, des poèmes et par la presse nationale. Les illustrateurs le représentaient comme le monarque aimant au milieu de son peuple. Par exemple, l’image de sa visite à Brakel (Gueldre) le 24 janvier 1861, où il est entouré de villageois reconnaissants, est emblématique. Juste devant lui se trouve – mais oui – un berceau échoué. En remerciement pour ses efforts, le peuple néerlandais lui a offert une Bible des États et un important monument a été inauguré sur la Waalbanddijk à Leeuwen. Cette chanson résume bien l’état d’esprit:

C’est un ami pour les malheureux;
Puisqu’il ne ménage rien, quoi qu’il arrive,
Il ne nous abandonne pas dans le désastre.
Cher Orange demeure préservé,
Vive le Roi et la Patrie.

À la suite de Louis Napoléon, Guillaume III était, lui aussi, surnommé l’ami des malheureux. En outre, le lien indissoluble entre la maison d’Orange et les Pays-Bas a été encore souligné à travers la lutte contre l’eau.

Le récit luctor et emergo
s’est aussi exprimé, en plus de la symbolique et des modèles, par l’organisation d’actions caritatives de grande ampleur. Les médias culturels ont souligné à maintes reprises que faire preuve de charité était une caractéristique typiquement néerlandaise, basée sur la miséricorde chrétienne. Dans le courant du XVIIIe siècle, la charité a pris des formes dépassant de plus en plus souvent l’échelle locale. En 1741, lorsque des citoyens éminents de Rotterdam et d’Amsterdam ont créé un comité destiné à rassembler des fonds pour des compatriotes de l’est du pays, l’historien de la ville Jan Wagenaar a fait l’éloge de «la miséricorde néerlandaise renommée depuis toujours».

Au XIXe siècle, une explosion d’actions caritatives a suivi les inondations, dans lesquelles les publicistes exhortaient leurs compatriotes à montrer leur véritable «nature nationale». Un Néerlandais vertueux se devait d’aider ses compatriotes, selon la logique. Les propos qui suivent, tenus par un poète en 1825, sont illustratifs: «Dieu merci, c’est aussi dans ce désastre général que l’on trouve de vrais cœurs patriotes, révélant par des actes […] que le trait principal du caractère néerlandais, la bienfaisance, qui a tenu bon au cours des siècles, est encore bien présente et le restera, aussi longtemps que ce peuple existera!». Maintes fois, on a fait appel à cette vertu nationale, et avec succès. Après les inondations catastrophiques de 1825, 1855 et 1881, des montants astronomiques ont été réunis. Cette tendance s’est poursuivie jusqu’à la dernière grande catastrophe de 1995, c’est-à-dire la quasi-catastrophe. Quand les digues ont menacé de céder dans la zone fluviale de la Meuse et du Waal, au moins 33 millions de florins ont été récoltés au cours d’une campagne télévisée nationale.

«La mer n’épargne personne»

Quelle que soit la puissance du récit luctor et emergo dans l’imaginaire culturel néerlandais, il n’empêche que des écrivains, des illustrateurs et des peintres ont également largement souligné la vulnérabilité humaine. Le fait que des catastrophes ont causé des quantités indicibles de malheurs et de souffrances personnelles s’est exprimé par exemple dans le genre populaire des chansons liées aux inondations. Leur fonction était, entre autres, de répandre la nouvelle d’une catastrophe. L’ampleur des pertes y était décrite dans les moindres détails. L’auteur d’une chanson de 1825 sur la grande inondation de la Hollande-Septentrionale a décrit par exemple comment les cadavres flottaient dans l’eau, personne n’étant épargné: «Et plus d’une maisonnée, Plongée dans un deuil profond, Tout est parti à l’eau, Aussi bien l’Homme que la Femme». Face à la violence de l’eau, personne ne faisait le poids, écrivait ce poète.

Au cœur de cette vulnérabilité se trouvait cachée une leçon religieuse, car l’eau menaçante exprimait, aux yeux de la plupart des acteurs culturels du passé, la voix de Dieu. Finalement, le sort des humains reposait dans la main de Dieu. Celui qui voulait prévenir de nouvelles catastrophes devait corriger sa vie et surtout prier davantage. Le poète J.W.F. Werumeus Buning a exprimé cette idée comme suit dans sa Ballade van den Watersnood (Ballade de l’Inondation, 1953):

La mer n’épargne aucun homme, aucune terre;
Une voix parle, et les digues cèdent,
Et, plus puissant que bien des sermons,
Cette voix touche le cœur et les tripes:
D’abord quand la force nous a abandonnés,
Il nous est apparu encore une fois,
Que nous sommes tous dans la main de Dieu.

Fierté, mais aussi vulnérabilité

Dans la représentation culturelle de la lutte des Pays-Bas contre l’eau, les symboles, les modèles et le culte caritatif ont contribué à la naissance d’un sentiment de solidarité nationale. Plus récemment, l’information sur les travaux du plan Delta est venue s’inscrire sous le signe de la fierté nationale: cet exemple d’intelligence technique peut encore compter sur un bon classement dans la liste des réalisations historiques dont les Néerlandais sont fiers.

Pourtant, nous ne pouvons pas oublier que la fierté n’est qu’une face de la médaille. De l’autre côté, il y a la vulnérabilité. La puissance destructrice de l’eau joue un rôle au moins aussi important dans l’imagerie culturelle séculaire. Ce n’est pas l’invincibilité, mais la vanité et l’incertitude de la condition humaine qui sont ici centrales. Maintenant que le réchauffement de la terre et l’élévation du niveau des mers constituent une menace croissante pour les générations futures, la vulnérabilité va devoir tenir à nouveau une place de premier plan dans le récit national.

Le passé montre à quel point la conscience de la vulnérabilité pouvait être un terreau nourricier pour la solidarité.

Lotte Jensen

Lotte Jensen

professeure d'histoire culturelle et littéraire néerlandaise à l'université de Radboud

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